3 Questions à Natacha Tréhan
Experte en procurement, Natacha Tréhan est Docteur en Sciences de Gestion, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes et membre du Conseil d’Administration du CNA. Nous l’avons rencontrée pour comprendre pourquoi la mesure actuelle de la performance des Achats est obsolète et comment la repenser pour mieux s’adapter à un monde en pleine évolution.
Ivalua : Natacha, merci de nous accorder un moment de votre temps précieux. Allons directement dans le vif du sujet :
Pourquoi la performance Achats n’est-elle plus adaptée aujourd’hui ?
Natacha Tréhan : Les systèmes de performance Achats traditionnels ne suffisent plus face aux défis d’aujourd’hui.
On est dans une ère de “polycrises” : les crises se multiplient et s’aggravent, avec la fin de l’abondance des ressources naturelles et des événements imprévisibles comme la pandémie de Covid-19, la situation géopolitique actuelle, etc.
L’incertitude règne, les entreprises doivent adapter leurs stratégies d’achat pour mieux résister à ces événements extrêmes.
Les indicateurs traditionnels de performance basés sur l’efficience et l’efficacité ne suffisent plus. Aujourd’hui, il faut intégrer des mesures de robustesse, de résilience de sa chaîne de valeur. Mais ici un souci majeur réside dans le manque de visibilité au-delà des fournisseurs de rang 1. A cela s’ajoutent des indicateurs de performance achats trop historiques, qui ne permettent ni d’anticiper, ni de réagir à des changements rapides.
Si la mesure de la résilience de sa chaîne de valeur est cruciale pour garantir la pérennité de son entreprise, cet impératif rejoint ce qui est demandé dans les nouvelles réglementations sur le reporting durable.
Cela concerne aussi bien les normes IFRS-Sustainability internationales ou la CSRD européenne. Et pour soutenir les plans de transition et d’adaptation demandés, les Achats doivent aussi avoir de nouveaux indicateurs et déterminer de nouveaux plans de performance avec leurs fournisseurs.
Enfin, pour se garantir un accès à de l’innovation, à des ressources rares, à des matières critiques…, les entreprises doivent se positionner comme des “clients cible” vis-à-vis des fournisseurs clés. Or, aujourd’hui de nombreux fournisseurs choisissent leurs acheteurs et non l’inverse. Il faut revoir la performance Achats comme condition sine qua non de l’attractivité client.
La majorité des systèmes de performance sont trop économiques, trop court terme et trop unidirectionnels : les acheteurs imposent leurs indicateurs, leurs méthodes, leurs exigences, les fournisseurs doivent s’exécuter. Et comme les exigences ne cessent d’augmenter, certaines entreprises acheteuses deviennent de vrais « répulsifs » pour les fournisseurs !
Quels sont les nouveaux éléments clés à prendre en compte pour mesurer la performance des Achats ?
Natacha Tréhan : Tout d’abord il faut aller au-delà de la gestion des risques et mesurer la résilience. Il est crucial de comprendre que gérer les risques ne garantit pas automatiquement la résilience !
Le management des risques cherche à identifier et à évaluer les risques pour limiter leur impact ou leur probabilité d’apparition. En revanche, le management de la résilience met l’accent sur la capacité d’une organisation à réagir face aux crises, à en minimiser les effets et à en sortir plus forte. Ces deux approches sont complémentaires.
Pour être véritablement efficace, la gestion des risques doit être plus systémique et dynamique. Cela signifie déjà être en capacité de cartographier également l’ensemble des des sous-traitants et fournisseurs indirects , puis d’intégrer des analyses à plusieurs niveaux (fournisseurs, catégories, produits, pays, chaîne de valeur…) et sur plusieurs dimensions (risque cyber, social, réputationnel…) et tout cela avec un maximum de données en temps réel.
En parallèle, il est essentiel de pouvoir mesurer la résilience de son organisation, de sa supply chain. La résilience se définit à travers 3 paramètres : la capacité à absorber les chocs, à s’adapter rapidement et à se transformer.
Il est essentiel de mener des « stress tests » (des tests de résistance) de ses chaînes de valeur, d’identifier les effets de second ordre, car ils peuvent amplifier l’impact d’un choc initial, voire créer de nouveaux risques qui n’étaient pas visibles au départ. Pour cela il convient de travailler avec des scénarios : on doit par exemple connaître les vulnérabilités de ses supply chains avec un réchauffement climatique à 2°C ou 3°C. Ensuite, on est plus en mesure de prendre des décisions pour augmenter sa capacité à absorber les chocs.
Sachez que plus votre entreprise est silotée, moins l’information est qualitative, fluide et partagée en interne et avec les fournisseurs, mois votre entreprise aura une capacité d’absorption des chocs ! On voit combien la fiabilité des systèmes d’informations achats est critique et combien les plateformes collaboratives sont clés.
Enfin, parmi les nouveaux éléments à prendre en compte, il est essentiel d’intégrer de nouveaux critères environnementaux dans la performance Achats. Cela signifie que, bien au-delà des seules émissions de CO², il faut aussi considérer l’eau, la biodiversité, l’usage de matériaux issus de l’économie circulaire…
Il convient aussi d’enrichir les indicateurs sociaux, comme les salaires décents ou l’égalité des chances chez les fournisseurs. L’enjeu n’est pas seulement de se conformer aux réglementations en vigueur et à venir comme les nouvelles Directives européennes sur la déforestation, sur le Devoir de Vigilance ou à pouvoir satisfaire aux exigences des futurs Passeports Digitaux des Produits. L’enjeu est d’en faire des éléments de différenciation et d’avantage concurrentiel.
Si le passeport digital de votre produit indique de meilleures performances environnementales que celui de votre concurrent, cela augmentera votre attractivité et vos perspectives de business. C’est exactement ce qui se passe par exemple dans le secteur de la construction en France et plus largement en Europe avec les Déclarations Environnementales des Produits.
Comment mettre en place un nouveau système de performance Achats pertinent ?
Natacha Tréhan : Mettre en place un système de performance Achats adapté aux enjeux actuels nécessite à la fois un changement d’approche avec les fournisseurs, une accélération de la digitalisation et une réorganisation des département Achats.
Avec les fournisseurs, il faut sortir d’une logique autocentrée où les acheteurs définissent seuls leurs critères de performance. Pour faire simple : arrêtez d’évaluer vos fournisseurs, faites-vous évaluer par eux ! Je milite pour que de plus en plus d’acheteurs mettent en place de l’évaluation inversée. Cela permet un regard nouveau pour améliorer les pratiques, en ouvrant la voie à un dialogue plus équilibré et constructif. Vous allez enfin devenir un client cible !
Ensuite pour éviter l’épuisement des fournisseurs face à vos multiples exigences, il est essentiel de collaborer avec d’autres acheteurs pour uniformiser la collecte de données. Des initiatives comme la standardisation de l’empreinte carbone des produits à travers des alliances sectorielles sont de bons exemples. Ces collaborations permettent de créer des standards communs et d’avancer ensemble vers un avenir plus durable.
Grâce à l’IA, les entreprises peuvent mieux analyser les données, modéliser des scénarios complexes et surveiller en temps réel les événements pouvant affecter leurs supply chains. Testez, expérimentez… agissez !
S’agissant des outils, je n’ai qu’un seul conseil : accélérez la digitalisation des achats et investissez dans l’intelligence artificielle. Cela permet de mieux cartographier les chaînes d’approvisionnement, de gérer proactivement les risques, d’établir des indicateurs plus fiables et exhaustifs.
Enfin, avec l’entrée dans ce monde de polycrises, il faut avoir des personnes dédiées à la résilience pour acculturer les organisations. Si vous avez la possibilité, nommez des « resilience managers » au sein de vos Directions Achats.
Ayez aussi à l’esprit que la valeur de votre entreprise repose désormais sur 2 dimensions : le financier ET l’extra-financier. Les achats ont un impact fort sur l’extra-financier. Cette dimension extra-financière doit se diffuser dans toute l’organisation achats.
Enfin, favorisez la transversalité, la transparence en interne et avec l’externe, à nouveau la digitalisation peut vous aider.
Ivalua : Nous vous remercions pour cet échange enrichissant et le temps précieux que vous nous avez accordé. Votre expertise et vos perspectives offrent de précieuses pistes de réflexion pour la suite.
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter le livre blanc de Natacha “Nouveaux défis mondiaux : Il est urgent de changer la performance Achats” ou regarder notre webinar “Transformer la performance de la fonction Achats, d’un ensemble d’outils tactiques en un processus stratégique” (webinar en anglais).